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Le Monde de NEOMA

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Il y a deux ans, le parquet de Paris a requis le renvoi en correctionnel de France Telecom Orange pour « harcèlement moral ». La cause ? La mise en œuvre d’une politique visant à déstabiliser les salariés pour accélérer leurs départs entraînant une vague de suicides entre 2006 et 2011. La décision est tombée : 6 dirigeants, la personne morale de France Télécom Orange et son ancien patron sont renvoyés devant le tribunal correctionnel. Les juges semblent avoir retenus de nombreuses pratiques répétées susceptibles d’avoir créé un climat professionnel suffisamment anxiogène : incitations répétées au départ, mobilité forcée, missions dévalorisantes, isolement, etc. L’objectif ici n’est pas de juger du caractère pathogène de la politique adoptée à l’époque chez France Telecom Orange qui par ailleurs a réussi à s’en sortir grâce à une politique sociale active. Cependant, quelle surprise de constater que ce cas emblématique ne soit pas davantage pris en compte dans les programmes de Conduite ou d’accompagnement au changement. Car cette affaire est symptomatique des limites de l’usage d’un outil peu remis en cause aujourd’hui : la « Courbe de deuil ».

Retour en 2006

L’affaire France Telecom Orange cristallise à peu près toutes les difficultés d’un changement stratégique brutal d’une entreprise publique en situation de monopole vers une entreprise privée qui fait face à une concurrence de plus en plus rude. Rappelons en quelques mots les faits. Un plan de transformation baptisé NExt (Nouvelle Expérience des Télécommunications) était destiné à accompagner les changements entre 2006 et 2008 avec des contraintes fortes. Son ambition : réaliser 22 000 départs sans licenciement soit un salarié sur 5 et faire évoluer rapidement la culture et les métiers de l’entreprise. 39 victimes sur la période 2006 et 2011 ont été identifiées lors de la procédure judiciaire dont 31 avec suicides ou tentatives de suicide. Beaucoup de choses sont en cause dans cette affaire et notamment des conduites illicites qualifiées de management par l’incertitude, le stress et la peur sur lesquelles seule la justice pourra faire toute la lumière.

« Courbe de deuil » : la passivité de la ligne managériale

Pour ma part, j’insisterai sur un seul point. L’acceptation, conformément à la courbe de deuil utilisée en Conduite du changement, par les cadres de l’entreprise de la souffrance au travail de leurs collègues, leurs supérieurs ou les membres de leurs équipes, car cette souffrance a touché tant le manager que le simple employé. Selon cette célèbre courbe enseignée à peu près dans tous les programmes de conduite ou d’accompagnement du changement encore aujourd’hui, il était « normal » que ces personnes soient révoltées puis déprimées… Elles étaient en train d’accepter le « changement »… c’est-à-dire accepter d’avoir dû changer de métier et donc d’identité professionnelle (d’un métier technique vers un métier commercial dans un centre d’appel par exemple), d’avoir dû changer de lieu géographique (mutation forcée avec de fortes répercussions sur la vie privée), d’avoir dû changer d’environnement relationnel (tous les 3 ans les cadres devaient bouger selon une politique de mobilité très en vogue à l’époque), d’avoir dû changer de culture managériale (notamment avec l’introduction des modes de management du privé laissant une part plus importante qu’avant à la gestion de la performance quantitative).

 

Bref… Selon « la courbe de deuil », c’était normal que les gens se sentent si mal… ! Même si les faits remontent à une dizaine d’année, il est fort probable que beaucoup d’entre vous se reconnaissent dans ce climat de passivité et de souffrance face à des changements non souhaités. Au lieu d’être utilisée de façon dynamique, la « courbe de deuil » a rendu la ligne managériale terriblement passive. Dans le début des années 2010, la presse et plus largement les médias puis quelques ouvrages ont fait largement écho aux analyses menées avec les chercheurs et les syndicats dans le cadre des CHSCT sur les effets désastreux de l’usage de la « courbe de deuil » à France Telecom Orange… La législation et les pratiques ont évolué en matière de risques psychosociaux pour mieux détecter les signaux humains de détresse. Néanmoins, parallèlement, force est de constater qu’aujourd’hui, 10 ans après cette mise en cause médiatique, on continue à enseigner la « courbe de deuil » (phases de choc, déni, refus et colère, peur, dépression et tristesse puis essai, acceptation, quête de renouveau) dans beaucoup de programmes de conduite du changement comme si « de rien n’était » …. Et c’est tout l’enjeu. Réveiller les cadres à qui on apprend toujours cette courbe et les formateurs et enseignants qui continuent à l’enseigner.

Les limites de l’usage dans un contexte de conduite du changement

Cette courbe du deuil est issue du détournement des travaux de la psychiatre et psychologue Elisabeth Kübler-Ross qui montrait les différentes phases par lesquelles des personnes en soins palliatifs acceptaient leur propre mort. Cette grille est utilisée de façon habituelle par beaucoup de professionnels dans le domaine de la psychologie notamment pour accompagner les deuils quels qu’ils soient (décès d’un proche, divorce..). Elle est également utilisée de façon très dynamique dans le domaine du handicap lorsqu’une personne a un accident ou une maladie professionnelle qui remet en cause l’exercice de son métier. Les professionnels savent que durant les phases de rupture, négation, révolte, deuil, il n’est pas possible pour la personne d’envisager son avenir professionnel. Ces professionnels sont donc très attentifs à accompagner ces phases avant de travailler avec la personne sur son orientation vers un nouveau métier. Si cette courbe de deuil est utile pour certains professionnels, en basculant dans le domaine de la conduite du changement, elle montre ses limites voire ses effets néfastes. En effet, elle est principalement enseignée pour que les managers puissent ne pas s’inquiéter de comportements de colère ou de dépression au sein de leurs équipes. C’était le cas chez France Télécom Orange. Gageons que la façon d’utiliser cet outil soit enfin remise en question aujourd’hui par les professionnels.